Questionnons notre regard sur les territoires !

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Le Territoire, un système complexe…

Evoquer le territoire, c’est le plus souvent le réduire contextuellement à une seule de ses dimensions. Il s’avère toutefois être beaucoup plus que tout cela, il est un tout au sein duquel émergent plusieurs facettes tels que l’espace, l’environnement, ou la manière dont les citoyen.nes l’habitent et se l’approprient. Et chacun.e se l’approprie, suivant la conscience qu’il s’en fait au travers, notamment, de la perception et du vécu qu’il en a, mais aussi de l’usage qu’il en fait.

Mais l’objectif ici n’est pas de faire l’inventaire des nombreuses définitions possibles du terme « territoire », il s’agit plutôt de saisir que le territoire est avant tout un système vivant complexe.

Qu’il soit appréhendé par le biais de la géographie physique (via des sciences telles que la géomorphologie, l’écologie des paysages, la pédologie, l’hydrologie, la climatologie, Etc.), de la géographie politique (qui se concentre sur les rapports de pouvoir et leurs transpositions dans l’espace via l’aménagement du territoire notamment), de la géographie économique ( qui étudie la localisation de l’ensemble des activités associées à la production et à la consommation de biens et de services, et aux échanges qu’elles génèrent. O   ou encore de la géographie culturelle (qui s’intéresse aux rapports entre les sociétés, les groupes d’individus et leurs environnements et s’appuie donc notamment sur l’anthropologie ou la sociologie), on se rend très vite compte que pour analyser et comprendre un territoire il faut mobiliser un très grand nombre d’expertises différentes et de regards différents, à commencer par celui de ses usagers. Il devient donc très hasardeux, et certainement réducteur, de tenter de le définir en se limitant à l’une ou l’autre grille d’analyse. On comprend dès lors qu’il est très important de prendre en compte toutes ces voix quand vient l’intention de lui créer une trajectoire claire et lisible pour le plus grand nombre.

A côté de l’espace physique, le territoire est donc aussi, et surtout, un espace social et vécu. Reposant sur un espace géographique aménagé, il est une construction intellectuelle, mouvante, évolutive, floue. Mêlant à la fois milieu physique, naturel et aménagé, il « est au centre des représentations que nous nous faisons de la complexité qui nous entoure » [1], sans doute parce qu’il « témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité. »[2]

Localement, les territoires sont sources d’une infinité de relations qui lient les acteurs entre eux et les objets de l’espace géographique dans lequel ils vivent. Ces interrelations permettent à ces systèmes territoriaux locaux imbriqués et aux limites parfois floues, de conserver une relative stabilité et de les faire évoluer via une multitude de boucles de rétroaction…ce qui n’empêche ces mêmes acteurs de ressentir la complexité que tout cela amène et qu’ils ont parfois du mal à nommer et à prendre en compte.

Espace organisé, aménagé, qui produit des interrelations entre les acteurs, le territoire peut en fait être perçu comme composé de 3 sous-systèmes[3] :

  • l’espace géographique, approprié par l’homme, aménagé et au sein duquel apparait des organisations spatiales et de multiples interactions fondées sur les interrelations entre les sous-systèmes qui le composent (naturel, anthropisé, social et institutionnalisé) ;
  • le système des représentations de l’espace géographique, ensemble de filtres (individuel, idéologique, sociétal) qui influencent les acteurs dans leurs prises de décisions et les individus dans l’ensemble de leurs choix ;
  • le système des acteurs qui agit consciemment ou inconsciemment sur l’espace géographique, influencé par leurs filtres, et suivant leur position au sein de ce système.

Tout territoire est donc un tout, qui est plus que la somme des sous-systèmes et des éléments qui le composent, animé par les relations multiples, notamment des boucles de rétroactions parce que vivre un territoire, c’est se laisser influencer par lui mais aussi l’influencer en retour.

En s’appuyant sur les relations entre les 3 sous-systèmes et au départ de la définition d’Alexandre Moine, on pourrait alors définir le territoire comme « un système complexe évolutif qui associe un ensemble d’acteurs d’une part, l’espace géographique que ces acteurs occupent, utilisent, aménagent et gèrent ‘et la façon individuelle et collective qu’ils ont de le faire d’autre part ».

Si on y ajoute à cela les notions d’échelle, la nécessaire imbrication entre les différents territoires (de l’ultra local au global, du réel au virtuel) nécessite d’envisager la manière dont ses « bords » ou frontières dialoguent avec ce qui est extérieur. On donne alors une dimension supplémentaire à la notion de territoire, on se rend compte qu’il est impossible de parler de territoire sans prendre en compte sa complexité interconnectée, imbriquée.

Bien s’outiller pour comprendre le fonctionnement des systèmes complexes, et singulièrement en sus celui du Vivant, nous apparaît dès lors primordial pour apprendre à faire territoire différemment à l’avenir. D’autant que l’approche systémique nous rappellera de porter notre attention sur les nécessaires relations dynamiques et mutuellement bénéfiques entre les systèmes et les sous-systèmes.

ET SI les professionnels de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme se formaient dorénavant à la pensée et l’approche systémique et à celle du Vivant (éminemment systémique bien sûr) ?

Le Territoire, un système complexe… vivant et composé de vivants autres qu’humains…

Lorsqu’il est question des interrelations entre le territoire et les acteurs qui l’habitent, on se limite généralement aux caractéristiques évidentes du territoire qui conditionnent la vie des humains qui le fréquentent et aux impacts visibles de leurs actions sur leur lieu de vie ou de passage. En réalité, notre attention porte en général sur des dimensions fonctionnelles et transactionnelles d’une relation anthropocentrée.

C’est là oublier une dimension fondamentale : notre terre, et les territoires qui la composent, abrite bien d’autres vivants que les seuls humains. Or ceux-ci aussi influencent le territoire qui est le leur, et in fine la terre, dans une symphonie dont on a pris la regrettable habitude de ne plus écouter que les notes jouées par l’espèce humaine, sans relever les nombreuses fausses notes dont elle est responsable. Parmi ces non humains, les plus petits d’entre eux ont d’ailleurs créé les conditions même d’habitabilité de notre planète : l’atmosphère dans laquelle nous nous sentons bien et l’oxygène qui nous permet de respirer sont en effet d’origine virale et bactérienne. Sans les virus et les bactéries, ces êtres infiniment petits, nous ne serions pas là ![4]

Le monde dans lequel nous évoluons est donc « un monde de vivants, fait de vivant »[5]. Des vivants humains et non humains qui ont créé les conditions d’habitabilité de la terre et qui ont donc la capacité à l’influencer, mais l’humanité semble avoir encore trop souvent les deux pieds dans « le monde d’avant, un monde d’objets incapables d’agir sur le monde (on dira d’eux qu’ils sont sans agentivité) et qui sont contrôlables par le calcul, un monde de sciences appropriables, d’abondance et de confort apportés par le système de production »[6] . Un monde dualisé, hérité des Lumières, qui a séparé l’humanité du reste du Vivant.

Pourtant, pour construire un territoire vivant ne faudrait-il pas changer d’imaginaire et inverser notre façon d’être au monde ? N’est-il pas indispensable de se rappeler qu’en tant que vivants, les humains dépendent totalement des autres vivants non humains et qu’ils ont envers eux des responsabilités, une réciprocité systémique en somme ? N’est-il pas urgent de déconstruire le mythe qui nous a amené à nous approprier le vivant en commençant par exemple par arrêter de prétendre que nous sommes « les producteurs de notre subsistance »[7]? Comment en sommes-nous arrivé à, d’un côté, dévaluer à ce point l’agentivité du vivant et « le rôle des puissances écologiques et évolutionnaires nécessaires pour faire de la laine, de la viande ou du grain et, par ailleurs, surévaluer l’initiative humaine dans la genèse du produit »[8] ?

Le Territoire, un système complexe, vivant et composé de vivants autres qu’humains, … à considérer comme Sujet.

A force de réduire le territoire à un simple objet à gérer, à aménager et duquel on prélève les ressources sans se préoccuper de leur renouvellement et des biocapacités, nous en sommes arrivés à nous en extraire et à le diviser. Avec d’un côté, l’homme qui se considère comme le seul sujet, et de l’autre côté, un monde d’objets consommables sans valeur économique, de réalité et importances secondaires, un décor inanimé, une réserve de ressources.

Résultat : par boucles de rétroactions successives telles que le Covid, les inondations de 2021 (« La Vesdre s’est exprimée ») ou la sécheresse de 2022, nous nous rendons compte que les actions des humains influencent les conditions de vie, les rendent inhabitables et qu’il est donc temps de revoir la place de la nature, du vivant et donc notre approche du territoire dans le futur.

Redonner leur place à tous les vivants et faire en sorte que le territoire lui-même redevienne lui aussi une entité vivante comme il l’est par exemple pour les habitants de l’ïle Tikopia, les Indiens Kogi ou les Achuar, et toutes les communautés qualifiées de peuples premiers, c’est considérer tous les acteurs, humains et non humains, comme une partie intégrante du territoire et faire en sorte que ce dernier redevienne un sujet… de droit comme cela commence à se faire dans de plus en plus de pays.

La plupart des territoires fonctionnent aujourd’hui en mode hiérarchique, avec des acteurs qui coopèrent peu, qui leur sont extérieurs et les considèrent comme une ressource à partager et à co-gérer (chacun dans son domaine de compétence), ce qui induit très souvent une logique de compétition et de méfiance, et surtout une belle cacophonie.

Ce mode de fonctionnement a montré ses limites (aménagements non durables, perte de démocratie, déprise territoriale, violences, exclusion, gaspillage de ressources,  ….)

La plupart des territoires se retrouvent dans une impasse, la vie y circule plus difficilement et ils deviennent de moins en moins vivants !

En le faisant passer d’objet à sujet, le territoire pourrait redevenir une « entité vivante », et en tant que telle, agir lui-même comme un facilitateur d’intelligence collective entre tous les acteurs (humains et non-humains) qui l’habitent. En considérant le territoire comme sujet, tout change, tout redevient possible. Cela change le rapport de force dans le système et recrée un lien sensible entre les habitants humains et leur territoire.

Un lien sensible qui recrée un lien cœur à cœur entre les habitants humains eux-mêmes.

ET SI dorénavant on réservait systématiquement une place à la nature et aux non humains lors des réunions de nos associations, entreprises, commissions ou Conseils communaux/municipaux…. ce qui permettrait de repenser le territoire où on vit et reconsidérer celui dont on dépend autrement (cf. notre prochain article).

TerraLab a essayé.

Lors de chaque réunion, deux chaises en plus sont installées pour que le vivant non-humain et les jeunes générations et celles à venir soient présents. Chacun.e des participant.e.s de la réunion est libre de s’y installer quelques instants, juste pour sentir à cette place, ou pour exprimer une pensée ou un avis en leur nom. C’est très intéressant de voir ce qu’il se passe et les participants confirment à chaque fois l’intérêt de la démarche.


[1] Alexandre Moine,  https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2006-2-page-115.htm

[2] Guy Di Meo, Géographie sociale et territoires, 1998, collection Fac-géographie

[3] Ibid.

[4] Rappelons aussi que si l’on rassemble toutes les bactéries de notre corps, cela représente une masse de 1 à 2 kg.

[5] Bruno Latour : Habiter la terre, Ed. les liens qui libèrent, Arte Edition, 2021

[6] Ibid.

[7] Baptiste Morizot : Raviver les braises du vivant, Ed. Domaine du possible, Actes sud 2020.

[8] Ibid.